Gilles PARIS
LES LIVRES L'ACTUALITE L'AUTEUR
Un baiser qui palpite là comme une petite bête
présentation extrait lexique des ados rencontres avec l'auteur audios, vidéos dans la presse

Tom


À quinze ans, ma soeur et moi, on sait presque tout l'un de l'autre. Pas seulement parce qu'on est jumeaux. On est si proches qu'on peut finir la phrase de l'autre dans sa tête. Je ne mens pas à Emma, elle le saurait aussitôt. Elle le sent au ton de ma voix, à mon regard qui se dissimule sous ma frange. Je ne peux pas en dire autant. Depuis qu'elle a pécho* le plus beau gars du lycée, Solal, un métis aux yeux bleus, elle n'est plus la même. Elle refuse de me prendre la main au lycée ou dans la rue, alors qu'on s'était promis de ne jamais se lâcher. Emma dit que ce n'est plus de notre âge, comme si Solal la faisait grandir un peu plus chaque fois qu'ils niquaient dans sa chambre. Le problème, c'est que je suis encore puceau et que ça me travaille un max. Les seules pelles que j'ai roulées, c'est à la suite de défis que mon pote Gaspard m'a lancés et ça n'a pas été un franc succès. La première fois à une fille de terminale, sur un parquet lustré. Je me suis planté devant cette blonde aux cheveux courts, genre avion de chasse*, qui dansait les yeux fermés, et je l'ai galochée un peu, jusqu'à ce qu'elle ouvre ses yeux, me criant illico « Maaaaarc » dans la bouche. J'ai senti une main sur mon épaule qui m'a fait faire un demi-tour sur place et je me suis pris un pain sur la joue qui m'a donné une allure de boxeur pendant toute une semaine. Ah ça, Marc sait cogner. Je l'évite depuis. Le deuxième défi a été d'embrasser un mec. Quand on est bourré, ce sont des choses qui arrivent. Un nouveau au lycée, avec des sourcils épais, qui s'appelle Aaron. Je n'ai pas refusé le défi, j'avais depuis longtemps dépassé le verre de trop. Je me suis avancé vers ce garçon, d'un pas plus qu'hésitant, et j'ai forcé ses lèvres pour lui fourrer ma langue jusqu'au fond de la gorge. Puis j'ai eu un hoquet, et tandis qu'Aaron m'observait avec effroi, je lui ai gerbé dessus. C'est sorti comme un alien sur son tee-shirt couleur banane. Pas de quoi me hisser sur la marche d'un podium. Un vrai loser. Mais j'assume.

Les meufs* au lycée ne m'intéressent pas vraiment. Elles rient pour un rien, enroulent d'un doigt les mèches de leurs longs cheveux, et ne parlent que de keums* entre elles. Elles leur écrivent des textos en trottinant, le sac à l'épaule, avec plein de coeurs bleus, de smileys et de MDR*. À part Emma bien sûr. Elle est belle, ma soeur, avec ses longs cheveux noirs qui se répandent sur ses épaules, ses yeux noisette, ses lunettes en écaille, ses sweats américains qu'elle m'emprunte sans me le demander. De loin la fille la plus cool que je connaisse. Je suis toujours dans ses stories avec des grimaces chanmés* qui nous font beaucoup rire. Mes potes Gaspard et Timothée me charrient tout le temps parce qu'ils se tapent régulièrement une meuf en étant totalement biturés. Comme ils l'ont fait, l'an passé, avec Iris. Pour ce qui est de cette élève de terminale, il vaut mieux tout oublier. Les autres, c'est un miracle qu'ils s'en souviennent parce que, dans les fêtes, on ne sait même pas comment on retrouve nos lits.

Depuis nos neuf ans, Emma et moi, on lit pas mal. Au lycée, on nous considère comme deux intellos, lunettes incluses. On s'isole pendant les pauses, sur un banc, chacun d'un côté, pour dévorer nos romans.

Mon préféré, c'est L'Attrape-coeurs, de J. D. Salinger. Je le lis tous les ans. Je me prends pour Holden, le héros de mon âge, et tant pis si je n'ai pas encore été exclu du lycée. Dans le roman, Holden compare sa vie à celle des statues qui sont figées et ne changent jamais. Il est angoissé à l'idée de devenir adulte. Comme moi.

Pourtant, Emma et moi, on habite à Paris dans un grand appartement du Xe arrondissement et nos parents ne sont pas souvent là. On est plutôt libres. Maman est psychanalyste, elle soigne les blessures qu'on ne voit pas. Celles qui ne cicatrisent pas. Papa est coach sportif. Il a sa propre salle à quatre stations de métro de chez nous. À sa manière, il guérit lui aussi ses élèves. Il leur donne confiance en eux. À chaque séance, les exercices libèrent des endorphines. Emma dit que c'est exactement ce qu'elle ressent quand elle fait l'amour avec Solal. Y a vraiment des jours où je préférerais être sourd.


Emma


Mon frère est imprévisible pour tous, sauf pour moi. On n'est pas jumeaux pour rien. En fait, il ne s'est pas encore trouvé, ce qui est normal à notre âge. Surtout qu'il n'a jamais été avec une fille. Bizarre, vu leur nombre au lycée. Je pense qu'il attend qu'elle tombe d'un arbre, comme un fruit bien mûr. Tom ne fait jamais beaucoup d'efforts. Il serait plutôt du genre à chiller*. Il est très impressionnable et capable de n'importe quoi pour se faire aimer. Il suffit de voir comment il réagit aux défis de Gaspard. Franchement, les garçons exagèrent parfois. Ils n'ont aucune limite. Ce sont quasiment tous des charos*. Depuis que je suis avec Solal, je m'en rends vraiment compte. Lui, c'est un mec posé qui m'aide à réviser les cours, tout en faisant la fête sans se foutre à l'envers. Ça me change de Tom, de ses potes et de mes ex. J'ai parfois le sentiment d'être sa grande soeur. Je veille sur lui. Au lycée, Tom me rend vénère*. Il réussit tous les contrôles avec une facilité déconcertante. Une sorte de génie qui nous agace tous. Mais dans les fêtes, il ne peut pas se retenir de picoler à l'excès, comme tout ce qu'il fait. Je le défends toujours. J'aime sa longue mèche qui cache souvent son regard bleu clair et ses lunettes rondes. Quand il se coiffe vraiment, et sans ses lunettes, il a ce petit air d'Eddie Redmayne, que j'adore. D'ailleurs, j'ai punaisé un poster de lui dans ma chambre.

Au lycée, on s'assoit ensemble, ce qui, au début, a fait fuir la plupart des lycéens. Notre entente est si forte que j'ai eu un peu de mal à avoir une relation normale avec Solal.

Il est juste canon, mon keum. Toutes les filles me détestent pour avoir mis le grappin dessus. Sauf mes super copines, Sarah et Chloé. Je les surkiffe*. On n'ignore rien les unes des autres. On s'est confié tous nos chagrins, toutes nos joies, ou presque. Je n'ai rien pu raconter de ma première fois avec Solal. Quand tout va bien, on a moins envie de se répandre. Et puis je suis un peu pudique, même si ça ne m'empêche pas d'être une méga fêtarde qui ne boit pas. Parfois, quand je suis contre Solal, je ne l'embrasse pas, je me contente d'observer son visage, et surtout le bleu de ses yeux dans lequel je me dilue. Rien à voir avec le bleu métal de Tom. Celui-ci est chaud et entêtant. Le corps de Solal est sculpté par le sport qu'il pratique régulièrement chez lui. Mes doigts s'accrochent dans sa chevelure noire et s'y emprisonnent.

Au début de notre histoire, il y a six mois, Tom ne me lâchait pas d'une semelle. Et quand nous allions chez Solal, tout près du lycée, il attendait des heures sur le trottoir d'en face, en clopant, avant que je sorte pour qu'on puisse rentrer ensemble. Tom est bien trop fin pour critiquer Solal. Il sait que ça me fâcherait. Nous retournions à la maison, en silence, Tom me prenant parfois la main. Je n'aime plus trop ça. Nous sommes ados maintenant. C'est comme jouer à la marelle. C'est fini. Et tant pis si je dors encore avec mon ours Corsaire, je ne suis plus pareille. Tom, si. C'est difficile à expliquer. Un truc de filles. Tout le monde sait qu'on est plus mûres que les garçons de notre âge. Ce sont peut-être les livres qui m'ont aidée à grandir, à me jeter dans les bras de Solal. Du Club des Cinq à The Mortal Instruments, en passant par Les Colombes du Roi-Soleil, je suis devenue Charlotte la rebelle qui s'enfuit de Saint-Cyr, ou Clary qui découvre l'univers des Chasseurs d'Ombres et les Créatures Obscures. Après tout, nous sommes entourés d'obscurité dans ce monde que je ne comprends pas toujours. Je me demande encore comment nous avons pu nous comporter ainsi avec Iris. J'ai honte de moi, du lycée entier. Depuis, je cultive ce côté rebelle pour ne pas être une adolescente débile qui croit tout ce qu'on lui dit. Les profs, nos parents ne nous prennent pas souvent au sérieux. Il faut bien se protéger d'eux. Les livres m'aident à cela. Et mon frère Tom, bien sûr, même si nous sommes loin d'avoir de la magie entre les mains. Sinon celle des jumeaux qui s'apprécient toujours.

Ça me donne juste envie d'entendre Comme une ombre, de Gims.