Je suis née le jour où ma mère est morte. Papa m'a appelée Giulia, comme elle, pour ne pas oublier. Et pourtant, il ne m'en parle jamais, comme si tout cela n'était qu'un tour de magie, la disparition d'un lapin dans un chapeau, rien d'autre qu'un rideau qui tombe. Pas une photo d'elle dans les albums, pas un cadre sur les murs. Je suis sa seule trace. Je l'ai longtemps imaginée blonde parce que je le suis. Mais je n'en sais rien. Maman aurait pu être rousse, ou se parer de cheveux sombres, pareils à l'obsidienne de Lipari, une pierre noire crachée par le volcan, tout comme moi, du ventre de Giulia. Même Matheo, le meilleur ami de papa, refuse de m'en dire un mot. Sa cicatrice qui descend de son oreille gauche à sa bouche me dit d'aller jouer ailleurs. Il m'aide souvent à border papa, la nuit, quand tous nos clients dorment et que personne d'autre que nous ne saura qu'il boit pour ne pas se souvenir. La France est loin derrière moi. Aucun pont ne m'y relie. Ce pays ressemble à ma mère, une carte vierge sans la moindre route. Papa m'a emmenée à deux ans sur l'île de Stromboli, où il a acheté un hôtel, le Strongyle, qu'il dirige avec Matheo. Jadis, il appartenait à ses beaux-parents siciliens. Je ne les ai pas connus. La vieillesse les a éteints un an après la disparition de ma mère. Je les aurais suppliés. Était-elle grande ou petite ? Avait-elle la prunelle bleue comme moi ? Faisait-elle les yeux doux à papa ? Lui tournait-elle autour comme cette île qu'on appelle La ronde ?
Je me réfugie couramment au phare de Strombolicchio. Marco m'y conduit dans sa barque verte et blanche. J'escalade les deux cents marches hautes et blanches, un prix dérisoire pour rejoindre ma mère dans mes pensées. Le vent chaud s'engouffre dans mes oreilles et mes narines, ma bouche balbutie et s'assèche sous l'effort. Ça sent le sel, les embruns, la bignone, cette fleur en trompette rouge sang qui exhale comme un parfum de café. Je regarde l'horizon, la mer d'un bleu intense qui m'émeut sans savoir pourquoi. Et je pense à Giulia. J'ai du mal à dire maman. Elle ne m'a jamais entendue l'appeler ainsi. Portait-elle des escarpins ? Des lunettes noires sous un foulard blanc ? Est-elle venue ici, à Stromboli dans l'hôtel de ses parents ? Est-ce que je marche quelquefois sur ses pas ? Est-ce qu'une rafale a emporté ce voile clair, découvrant ses cheveux roux, bruns, ou blonds. A-t-elle fixé le volcan, si immense qu'on ne voit que lui en arrivant par bateau de Palerme ? A-t-elle respiré toute cette végétation folle, du thym au jasmin, aux parfums si enivrants ? S'est-elle promenée autour du cratère, herbes hautes et sèches, brûlées par la lave et le soleil, épines grasses des ronces vous égratignant bras et chevilles, joncs et bambous qui se frottent et s'enlacent, chemins de terre obscure, poussière de cendres qui s'imprègne partout, le ciel si pâle à côté du cobalt qui s'étend à l'infini, cortèges de bateaux blancs, bords de mer lumineux comme autant de lanternes enfouies sous l'eau. J'espère que je finirai par croiser quelqu'un qui l'a fréquentée ici, à Stromboli. Et personne ne pourra m'empêcher d'aimer cet inconnu qui me parlera d'elle. Thomas aurait pu la rencontrer autrefois lorsqu'il venait avec Emilio. Thomas, dont les yeux si tendres se seraient posés sur elle, même s'il préfère les hommes. J'aurais apprécié que ce soit lui, l'étranger. Je l'entraîne parfois au phare de Strombolicchio. Je dis d'elle des mots que j'invente. Il me répond qu'Emilio est parti nager au large de l'île et qu'il n'est jamais revenu. Thomas revient à Stromboli comme un bateau au port, car le corps d'Emilio n'a jamais été retrouvé. Il espère encore sans y croire. Moi aussi, au nom de Giulia. Je réclame juste une photo d'elle que je puisse garder avec moi, quand je déborde d'émotions et ne contrôle plus rien. Thomas m'apprend à gérer ce trop-plein de tout. Il a l'âge de mon père qui ne fait pas attention à moi. Thomas est le grand frère que je n'ai pas eu. Le père resurgi. Je souhaiterais retrouver Emilio pour lui.
Thomas
Je suis étendu dans la barque de Marco. Je contemple le ciel qui tangue au-dessus de moi. J'ai demandé au pêcheur de partir au large, sans destination précise. Le bruit du moteur résonne à mes oreilles comme un bourdonnement d'abeilles. J'essaye de me rappeler le visage d'Emilio avant qu'il ne s'efface avec le temps. Je l'ai pourtant photographié des milliers de fois. Les images se détachent de mon inconscient et s'éparpillent sous la voûte comme de minuscules nuages blancs. Je sens la chaleur de sa main dans la mienne, son corps allongé sur moi, ses yeux verts qui m'aspirent encore. Je le cherche au réveil, mon bras retombe sur le drap, inerte. Je parcours l'Europe. Je photographie la mémoire quand tout en moi veut conserver la sienne. Je nage à sa recherche, comme si je m'attendais à ce que sa tête surgisse de l'eau, que tout ce temps passé sans lui ne soit juste qu'une poignée de secondes.
Tant de chaleur à cette heure matinale m'écrase au fond de la barque. Mes jambes s'écartent, mes pieds cherchent un appui. Le ciel est un miroir où Emilio ne se reflète plus. Je dois cesser d'épouser son ombre, et tomber amoureux comme on se jetterait dans le vide sans craindre la mort. Chuter de tout son poids dans un regard qui saurait me rattraper avant de toucher terre. Giulia sait tout cela. Au phare de Strombolicchio, nous en parlons simplement. Cette adolescente est intelligente et aussi sensible que moi. Elle n'a pas connu sa mère, toutes les preuves de son existence semblent s'être volatilisées. Comme Emilio, son esprit a disparu, même s'il gît dorénavant sous une pierre scellée, au Père-Lachaise, à Paris. Je connais le Strongyle depuis une vingtaine d'années. Le bien-nommé. La ronde d'après son étymologie grecque. C'est ainsi qu'on appelait Stromboli autrefois. Nous y séjournions avant de nous rendre à Naples et de rejoindre la côte Amalfitaine où Emilio possédait une petite maison à Ravello. Un dégât des eaux nous a fait dériver jusqu'à Stromboli. Les propriétaires de cet hôtel, de vieux Siciliens, nous observaient sous leurs cils immobiles, impassibles, comme si nos mains jointes ne signifiaient rien d'autre, pour eux, qu'une prière. Emilio et moi regardions la parade des bateaux blancs, tout en bas, pas plus grands que des galets de quartz. L'immensité de ce bleu, la beauté du diable qui s'est laissé séduire par Emilio, son corps magnifique qui effleurait à peine la surface. Emilio nageait des heures sans la moindre fatigue. Où es-tu maintenant ? Charon, fils des ténèbres, t'a-t-il pris sur sa barque ? Et qu'as-tu donné pour cela ? J'aimerais que le firmament m'emporte, comme un de ces petits nuages blancs où mes photographies s'éparpillent comme seules traces de mon histoire. Sans elles, je n'ai aucun passé, je n'existe nulle part. Je suis ici pour six mois, j'oublie souvent mon appareil. À l'aube, je cours sur les chemins qui mènent au volcan, écouteurs aux oreilles. Je laisse cogner la musique, tout comme la chaleur, j'entends battre mes tempes. Je laisse la sueur inonder mon torse, tous ceux que je croise s'agitent dans un théâtre d'ombre où je n'apparais pas. Les scènes ne m'ont jamais attiré. Mon coeur pourrait cesser de battre devant tant d'efforts, mais j'ai décidé de vivre malgré tout, malgré la disparition d'Emilio, cette mémoire des murs et des villes qui me hantent encore comme si le conflit en ces lieux avait tout changé en moi. Je suis un guerrier, un géant de deux mètres qui pèse plus de cent kilos. Je suis chargé d'émotions tout comme Giulia qui a besoin d'une armure pour mieux se défendre. Si un jour je tombe à genoux, autant sauver le plus de vies avant.