Nous ne sommes pas des anges.
Le personnage d'Holden Caulfield est né dans la tête de l'écrivain J. D. Salinger. Deux années après le succès de son unique roman – L'Attrape-coeurs paru en 1951 –, l'auteur s'enfuit de New York pour une petite ville verdoyante du New Hampshire. La célébrité, non merci. Son livre a été controversé aux États-Unis et en France, en raison du langage familier et des thèmes qu'il aborde. Prostitution. Décrochage scolaire. Obsession pour la sexualité. C'est mal connaître les adolescents du monde entier. Nous ne sommes pas des anges. Depuis que j'ai lu L'Attrape-coeurs, je dis souvent « bordel », ou « sacré bon Dieu », que j'ajoute à mes propres jurons, Va au diable ! ou Fichtre ciel ! J'ai de bonnes raisons d'être insultante envers la vie. Comme Holden avec Allie, j'ai un petit frère mort de leucémie à onze ans. Plus rien n'a été pareil au départ de Liam. Personne ne s'en est remis, ni mon père, encore moins ma mère. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à développer des symptômes d'insuffisance respiratoire. Je me suis demandé ce que j'avais fait au bon Dieu d'Holden pour en arriver là. Même si je m'applique à ne jamais m'en plaindre. Sans mon héros de papier, je ne crois pas que j'aurais trouvé la force de me battre.
Ce goût excessif de la littérature.
C'est à mon père que je dois ce goût excessif de la littérature. Pour l'instant, vous n'en saurez pas plus sur mon pedigree, m'identifiant plutôt à un petit animal indocile et surtout trompeur. Un drongo, par exemple, ce passereau chanteur qui vit dans le désert du Kalahari, capable d'imiter le cri d'alarme d'une cinquantaine d'oiseaux afin de les duper. Mais à dire vrai, ce ne sont pas nos parents qui nous définissent. Je ne crois pas qu'ils apprécieraient, en outre, que je parle d'eux d'une manière si personnelle. Mon héros aussi le précise à la septième ligne, dès le premier chapitre de L'Attrape-coeurs. Nos pensées se rejoignent au-delà des liens de sang. Dans ce livre, aucune description précise d'Holden Caulfield. On sait sa maigreur. Sa taille, un mètre quatre-vingt-six. Ses cheveux coiffés en brosse. Sa voix, grave. Sa mèche blanche inexplicable au-dessus de sa tempe droite, identique à la mienne. Je lui donne plusieurs visages, selon mes humeurs, comme on fait défiler, d'un doigt, les photos sur son portable. La plupart du temps, je l'imagine roux, pareil à ses frères D.B. et Allie, ou Phoebé, sa petite soeur. Le torse lisse, les yeux sombres, ouverts sur le monde. Le genre de visage que j'aimerais saisir entre mes mains pour me rassurer, car mon coeur bat trop vite, semblable au sien, mais pas pour les mêmes raisons. Nous, les adolescents, passons du drame au rire avec une facilité déconcertante. À la limite de l'inexplicable.
Je jure, ou je brûle des allumettes.
Jade, mon prénom, relève de l'univers minéral, dont l'origine espagnole signifie entrailles. J'ai l'âge d'Holden Caulfield. Des cheveux blonds que la lumière enfarine, tout comme ceux de mon petit frère. Cette mèche blanche, c'est ma différence. Pareil qu'un tatouage. Je n'aime pas les filles en général, je les trouve idiotes. Je refuse de m'afficher en leur compagnie. Je me suis battue avec Chloé qui s'était moquée de la maigreur de Liam. Le lycée m'a exclue une semaine. Ses parents n'ayant pas porté plainte, j'ai pu retourner au bahut. Les filles m'évitent depuis. Je lis la peur dans leurs yeux de biches craintives. Personne ne devrait rire d'un enfant malade. Quand il m'arrive d'être nerveuse ou en colère, je parodie mon héros. Je jure, ou je brûle des allumettes, jusqu'à ce je ne puisse plus les tenir. Puis je les laisse tomber dans le cendrier, j'ouvre également le robinet d'eau froide dans la salle de bains et je regarde le flot couler, longtemps, avant de tout refermer, puis je recommence. Ça me calme. Je ne suis pas amoureuse de ce personnage uniquement parce que je peux lui donner n'importe quel visage. Le fait qu'on ait seize ans tous les deux m'apporte bien plus que toutes ces chipies sans cervelle.
Les mots adultes dans mes carnets.
Sachez que je collectionne les mots adultes dans mes carnets. J'aime les prononcer avant de m'en servir. Un peu comme une friandise que je garderais longtemps en bouche, afin d'en savourer le goût. Un attrape-mots. Pedigree. Indocile. Entrailles. Convertie. Vocation. Hobby. Atrophiées. Leucocytes. Mimétisme. Littéralement. Opioïdes. Hypoxémie. Ne vous étonnez pas de les retrouver dans ce roman en italique, sachant que je n'irai pas jusqu'à la dernière page. Phoebé, la petite soeur Caulfield, n'a pas achevé un seul de ses livres. Ce qui ne l'a jamais empêchée d'en commencer d'autres.
Un nombre étourdissant de globules blancs.
Je n'ai jamais pensé que Liam puisse être responsable de ma maladie, mon petit frère emporté par un nombre étourdissant de globules blancs. Ma mère en est persuadée. Personne ne la fera changer d'avis. Rien ne s'assemble, ni ne s'éclaire dans la vie. En tout cas, pas dans la mienne. Mon père s'est mis brusquement à peindre, dans l'ancienne chambre de son fils convertie en atelier. Ce n'est pas son métier. Ni une vocation. Il n'avait jamais dessiné avant, ni suivi aucun cours. Ma mère dit que c'est un hobby, un mot anglais qui ressemble à un juron. Juste sa façon à lui de se cacher, comme les autruches dans le désert. Je déteste sa peinture. Le pinceau barbouille un Liam méconnaissable. Son visage est recouvert de petites bulles qui font davantage penser à de mini-tartelettes à la crème qu'à des leucocytes. Ses mains sont atrophiées. Son petit corps flotte, aspiré dans l'espace et ses milliers d'étoiles. Maman pense que ça lui passera. Moi non. Les toiles s'accumulent dans cette pièce sans lit où, Liam et moi, sautions à pieds joints. Si fortement, au point d'en défoncer le sommier.